#19

Design Accessible. Une priorité ?

Doit-on faire de l’accessibilité une priorité dans le design ?
C'est la question que nous avons exploré dans cet épisode. 

En France, 12 millions de personnes sont en situation de handicap selon l’INSEE. Ce qui représente 1 personne sur 6.
Avec le vieillissement de la population et les problèmes de santé associés, on estime que ce chiffre est beaucoup plus important.

Dans cet épisode nous avons voulu comprendre l'impact de nos designs sur les personnes en situation de handicap. Pour cela, nous avons invité Céline Boeuf, Egon Ghestem et Vincent Le Goff.

Puis, nous avons parlé avec des UX qui ont mis l'accessibilité au cœur de leurs projets. Vous entendrez donc les expertises d'Anne-Sophie Tranchet, de Marie Guillaumet et d’Antoine Garcia Suarez.

Au sommaire de cet épisode :

1:52 • Dans le premier chapitre : vous écouterez 3 personnes qui ont pour point commun de vivre avec un handicap. Vous découvrirez la place d’internet dans leur quotidien.

16:08 • Le second chapitre vous permettra de comprendre les principaux freins rencontrés par les designeuses et designeurs que nous avons interrogés.

36:25 • Dans une troisième partie : nous écouterons comment nos invités mettent en œuvre l'accessibilité dans leur travail.

51:38 • Pour conclure, nous verrons dans le quatrième chapitre quelles sont les erreurs à éviter et les conseils prodigués par nos invité.e.s pour bien débuter.

Cet épisode à été réalisé et monté par Gladys Diandoki avec l’aide de Anthony ADAM.
Les voix-off sont de Loulou Hanssen.
Musique de fin : Yseult • Corps
Ecouter le morceau 

Transcription de l'épisode


Egon Ghestem : La technologie, c'est ce qui me permet d'être en contact avec le monde extérieur. Si je n'ai pas ça, je ne suis pas capable de communiquer avec le monde extérieur. Du moins, pas totalement.

Voix off : Doit-on faire de l'accessibilité une priorité dans le design ? C'est la question que nous avons explorée dans cet épisode. En France, 12 millions de personnes sont en situation de handicap selon l'INSEE. Ce qui représente 1 personne sur 6. Avec le vieillissement de la population et les problèmes de santé associés, on estime que ce chiffre est beaucoup plus important. Dans cet épisode, nous avons voulu comprendre l'impact de nos designs sur les personnes en situation de handicap. Pour cela, nous avons invité Céline Bœuf, Egon Ghestem et Vincent Le Goff. Puis nous avons parlé avec des UX qui ont mis l'accessibilité au cœur de leurs projets. Vous entendrez donc les expertises d'Anne-Sophie Tranchet, de Marie Guillaumet et d'Antoine Garcia Suarez. Dans le premier chapitre, vous écouterez trois personnes qui ont pour point commun de vivre avec un handicap. Vous découvrirez la place d'Internet dans leur quotidien. Le second chapitre vous permettra de comprendre les principaux freins rencontrés par les Designeuses et Designeur que nous avons interrogés. Dans une troisième partie, nous écouterons comment nos invité·e·s mettent en œuvre l'accessibilité dans leur travail. Pour conclure, nous verrons dans le quatrième chapitre quelles sont les erreurs à éviter et les conseils prodigués par nos invité·e·s pour bien débuter. Vous pouvez retrouver tous nos épisodes sur notre site Internet Design Masterclass.fr et sur les plateformes habituelles : Apple Podcasts, Spotify, Google Podcasts. Vous souhaitez aller plus loin ? En vous abonnant à notre newsletter, vous allez recevoir une liste de livres, ressources et des bonus. Rendez-vous sur notre site internet.

Chapitre 1 : L'accessibilité pour qui ? Pourquoi ? Pour parler d'accessibilité, il nous a semblé important de donner la parole aux principales personnes concernées, afin qu'elles nous expliquent leur quotidien et le rôle que joue Internet. Céline nous raconte que sans Internet, elle serait bien embêtée.

Céline Bœuf : Je m'appelle Céline, j'ai un peu plus de 40 ans. Je vis en région parisienne et accessoirement, mais ce n’est pas si accessoire que ça... Je suis non-voyante. Ce qui modifie considérablement ma façon d'utiliser Internet et les ressources numériques de manière générale, par rapport à une personne valide. Je dirais que la technologie a tout changé. Je suis totalement, mais vraiment totalement dépendante d'un ordinateur ou d'un smartphone. À titre personnel, je ne suis pas encore suffisamment geek pour maîtriser mon smartphone aussi bien que je maîtrise mon ordinateur, mais sans mon ordinateur... Je ne ferais plus de courses. Je n'aurais plus accès à ma bibliothèque. Je n’aurais plus accès à mes recettes de cuisine. Je n'aurais plus de contacts avec mes ami·e·s, puisque ça se fait pas mal par mail et par les réseaux sociaux. Ils se trouvent que j'utilise beaucoup les réseaux sociaux sur mon ordinateur, y compris WhatsApp. Et je suis sûre que j'en oublie tellement ça fait partie de mon quotidien. En fait, moi sans ordinateur, je ne vis plus. Je suis extrêmement malheureuse et extrêmement angoissée quand il commence à planter, vraiment. Quand j'appuie sur le bouton, le temps qu'il redémarre, je suis limite à égrener des chapelets. Ah oui, j'oubliais, c'est quand même un truc important. Ça, c'est mon quotidien. De façon plus occasionnelle, je dépends aussi de mon ordinateur pour tout prévoir, tout organiser dans ma vie. Si un jour ce confinement, ce virus veut bien s'en aller, qu'on peut de nouveau partir en vacances. C'est par ce biais-là que je vais réserver mes billets de train. C'est par ce biais-là que je vais préparer mes trajets, aller voir sur les sites Internet qui nous donnent des informations pour nous déplacer. Parce que quand on est non-voyant, se déplacer, c'est un petit défi quotidien. Et si on a pu préparer le trajet en amont, ça nous simplifie considérablement la vie. Ça, sans Internet, à l'heure actuelle, on ne le fait pas.

Voix off : Céline explique quels outils elle utilise pour naviguer sur Internet.

Céline Bœuf : À l’heure actuelle, les personnes aveugles dont je fais partie, utilisent des données numériques sur smartphone ou sur ordinateur, grâce à un petit logiciel qui s'appelle un logiciel de revue d'écran. Il a deux fonctions. Il fait une analyse de l'écran de notre ordinateur et il fait également synthèse vocale. Il nous restitue vocalement le contenu de l'écran de l'ordinateur. Pour ce qui est de l'ordinateur, je le contrôle avec un clavier AZERTY, tout simplement. J'utilise des techniques de dactylos. J'ai appris la dactylo peu de temps après mon bac. C'est bête et méchant. J'ai fait des lignes entières de Bobebu un bock de bière blonde pour apprendre la place de la lettre B. Et c'est bien rentré ! Je bénis tous les matins ma prof de dactylo. Pour le smartphone, on peut utiliser le clavier du smartphone, mais il n'est pas extrêmement pratique. Donc généralement, on connecte une petite plage braille en Bluetooth, ce qui permet de prendre le contrôle du smartphone et donc de servir de clavier. Au quotidien, je fonctionne beaucoup avec cette synthèse vocale, le clavier ou la plage braille, que ce soit pour faire du traitement de texte, pour naviguer sur Internet ou pour utiliser les réseaux sociaux. Quand le site n'est pas accessible, généralement, on ouvre la première page et ça bugue. La synthèse vocale dit "graphique, graphique, graphique ". Donc, on n'a aucune information. Il peut l'être partiellement [NDLR : inaccessible], c'est-à-dire, par exemple que pour un site marchand, on peut commencer à naviguer, à remplir un panier. Jusque-là, tout va bien. On est content, on choisit. On y passe du temps. Et puis ça va buguer, par exemple, au moment de saisir ses coordonnées pour la livraison ou au moment du paiement, ce qui est encore plus frustrant parce qu'on peut y avoir passé un temps certain. Et à la fin, on n'a pas la commande qu'on souhaitait avoir. C'est extrêmement frustrant. Généralement, ce que l'on ressent à ce moment-là, c'est beaucoup d'agacement. La dose est variable selon le temps qu'on y a passé avant de se rendre compte que ce n'était pas accessible. Il y a pas mal de frustration, parce qu’on a ce sentiment de ne pas être autonome, de ne pas être indépendant. Pour mes cadeaux de Noël, en décembre dernier, j'ai dû faire appel à une amie. Ce qui est quand même, à 40 ans passés, un peu désagréable de se faire accompagner par une copine pour choisir le cadeau de Noël de son papa.

Voix off : À présent, Egon nous dévoile l'expérience d'une personne malentendante.

Egon Ghestem : Moi c'est Egon, j'ai 27 ans. Dans la vie, je suis UX Designer en alternance à Décathlon, depuis huit mois. La technologie, pour moi, c'est mon alliée parce que de toute façon, c'est ce qui me permet aujourd'hui d'entendre, puisque je suis malentendant. J'ai une surdité qui est moyenne et en plus, j'ai été appareillé assez tard, à l'âge de 6 ans. Donc, la technologie, c'est d'abord ce qui m'a permis d'entendre. Mon premier souvenir, c'est vraiment le bruit du vent dans les feuilles. C'est de l'ordre du détail, mais ce sont justement des choses que je ne pouvais pas entendre avant. C'est aussi ce qui me permet aujourd'hui de communiquer avec le monde, avec les personnes et tout ce qui m'entoure aussi. Donc, la technologie, ça a tout changé pour moi.

Je n'ai pas de problème particulier à l'usage d'Internet. Souvent, si je rencontre des problèmes, ça va plutôt être lié à des vidéos qui ne sont pas sous-titrées. Des fois, des podcasts. Ça m'arrive de ne pas pouvoir écouter avec tout le confort que je pourrais avoir. Mais sinon, je n'ai pas de problèmes vraiment bloquants à utiliser Internet au quotidien. Il y a un truc important. Souvent, je n'utilise pas le téléphone. J'essaye d'éviter au maximum. Toutes mes communications, j'essaye de les faire à l'écrit quand je peux. Si ce n'est pas possible, j'ai des choses pour m'assister dans le cas d'un appel téléphonique. J'ai la chance d'avoir des appareils qui sont équipés de façon que techniquement, je puisse passer un appel qui est connecté à mes appareils directement en Bluetooth. Ça me permet d'entendre mes interlocuteurs et interlocutrices directement dans les oreilles. Sauf qu'aujourd'hui, je ne suis pas pleinement satisfait de cette technologie parce qu'en fait, je trouve que ce n’est quand même pas toujours confortable. J’utilise des Airpods, c'est plus confortable de passer par ça. Donc je n'utilise pas la technologie qui est proposée par mes appareils. J'utilise des solutions qui me sont proposées par défaut. Des fois, je vais les détourner un peu pour pouvoir entendre correctement, souvent des vidéos, pour les sous-titres, même si l’expérience est un peu dégradée. Je vais quand même utiliser les sous-titres ou certaines applications pour la musique notamment. J'y reviendrai après, mais je peux utiliser certaines applications plus que d'autres, parce que c'est plus facile pour moi de les écouter. J'utilise plutôt Deezer qu'une autre application de musique, parce que Deezer propose les paroles intégrées dans l'application. Pour moi, ça, c'est un vrai plus. C'est ce qui me fait choisir une application plus qu'une autre. Même si c'est peut-être de l'ordre du détail. Ça ne me sert pas pour faire du karaoké pour le coup, ça me sert uniquement pour comprendre les paroles correctement. Donc, c'est un vrai plus. Toutes les paroles ne sont pas disponibles, mais j'ose espérer que ça sera le cas pour tous les services dans le futur.

Voix off : Ces derniers mois, la visioconférence a pris de plus en plus de place dans nos vies. Egon revient sur ce que ce mode de communication a changé pour lui

Egon Ghestem : Pour les visioconférences, pour l'instant, je me débrouille comme tout le monde. C’est-à-dire que je mets mes écouteurs et j'arrive à peu près à suivre. Quand il y a beaucoup de monde, ça devient plus compliqué. Souvent, je mets les sous-titres qui sont disponibles dans Google Meet. Par contre, pour l'avoir testé pendant un petit moment, je trouve qu'en français, c'est toujours un peu compliqué. Après, la langue est riche, donc la traduction est un peu limitée. En plus, je trouve que c'est compliqué de suivre ce que dit la personne. J'ai tendance à encore beaucoup lire sur les lèvres en vidéo. Donc, suivre les lèvres de la personne, plus les sous-titres, je trouve ça compliqué. Je n'ai pas l'impression que les sous-titres m'aident tant que ça. Bizarrement, quand je regarde un film sous-titré, je n'ai pas du tout la même expérience. J'ai l'impression que c'est plutôt fluide. Alors qu’en visioconférence, ça ne l'est pas du tout ! Par contre, la visio conférence, ça m'a permis de réaliser un truc en rapport avec ce que je disais tout à l'heure sur ce que m'a apporté la technologie. Un truc hyper important, c'est que mes performances sont meilleures, bien meilleures en télétravail. J'ai découvert avec la crise sanitaire, puisque nous sommes en visioconférence, que je suis capable de suivre une conversation avec plus de personnes qu'en présentiel. Avec beaucoup plus de confort. Ce qui fait que non seulement mes performances sont meilleures, mais en plus, je suis plus à l'aise. C’est un cercle vertueux dans le sens où, puisque je suis plus à l'aise, je gagne en confiance en moi et je suis plus performant. Donc effectivement, c'est un vrai truc ! Le fait de savoir que je vais devoir revenir en présentiel, c'est plus une source d'angoisse, finalement, par rapport à d'autres personnes qui sont plutôt ravies.

Voix off : Vincent dit devoir beaucoup à Internet. C'est d'ailleurs comme ça qu'il est devenu développeur.

Vincent Le Goff : Je suis Vincent Le Goff. Je suis développeur depuis une quinzaine d'années. Étant aveugle et sourd, j'essaie de contribuer au possible à l'accessibilité. Je propose des rapports d'accessibilité à différentes entreprises.

Voix off : Pour naviguer, Vincent va utiliser un lecteur d'écran, mais aussi une plage braille. C'est grâce à elle qu'il peut décrypter les informations et se situer dans la page.

Vincent Le Goff : Toutes les interactions qui sont imaginées comme intuitives ne le sont pas nécessairement pour un lecteur d'écran ou pour une personne qui a besoin de gérer les questions de handicap et d'accessibilité. Il s'agit d'identifier ces emplacements si j'ose dire, ou cette structure, et déterminer s'il y a une possibilité d'interaction et de compréhension. Malgré tous ces moments, l'utilisation du service peut être remise en cause. C'est aussi à ce moment-là qu’en cas de réussite, on pourra devenir beaucoup plus rapide. L'interaction va être beaucoup plus fluide. C'est une étape à prendre en compte puisqu'elle n'est pas nécessaire et elle n'est généralement pas envisagée par la plupart des utilisateurs de sites Internet, d'applications ou d’autres systèmes. Si on arrive à identifier la structure de l'application, la structure du site Web. La question qui va se poser est de savoir extraire les informations. Est-ce que j'ai accès au même type d'information que la plupart des utilisateurs ? Ce qui n'est pas toujours évident. Est-ce que je vais pouvoir accéder au même niveau d'interactions ? Utiliser les boutons, les liens... Utiliser ce qui est utilisé par les personnes qui n’ont pas de handicap. S'il y a, ne serait-ce qu'un ralentissement ou une différence d'utilisation sur ces deux points, je considère qu'il y a un problème d'accessibilité. A minima une information plus difficile à obtenir. Je considère que c'est un problème qui va influencer la manière dont on utilise le service.

Voix off : À chaque nouvelle navigation, Vincent se heurte à des freins qui n'ont pas été anticipés par l'équipe qui conçoit le service. Il nous explique que sa plus grosse difficulté, ce sont les Captcha.

Vincent Le Goff : Un exemple d'utilisation problématique qui se pose malheureusement trop souvent, c'est l'utilisation des captchas pour augmenter la sécurité d'un site Web ou d'un service. Ce genre de système va réduire le type d'information et la qualité de l'information que je vais pouvoir obtenir. Ce genre de système va poser énormément de problèmes en termes d'interactions. Je ne vais pas pouvoir accéder aux mêmes niveaux d’interactions que la plupart des gens qui n'ont pas à gérer des questions d'accessibilité. Le Captcha, la plupart du temps, est une approche visuelle du problème, avec peut-être parfois une approche audio du problème, qui va être mise à disposition des utilisateurs ayant une difficulté visuelle. Malheureusement, dans mon cas, ni le captcha visuel, ni le captcha audio ne vont être d'une grande aide et je ne vais pas pouvoir accéder aux informations ou au service derrière le captcha, sans une aide extérieure. Ces difficultés appliquées différemment vont toujours créer une forte frustration. Au pire ou disons, au mieux, il s'agit d'un ralentissement et il va falloir demander l'aide d'une personne extérieure pour obtenir ces informations. Ce n'est pas toujours possible. Dans le cas où je suis interrogé sur mes capacités de communication avec le reste d'une future équipe de travail. Si je cherche une aide extérieure, je prouve déjà que la communication va poser problème. La frustration est beaucoup plus importante dans ce cas-là, puisqu'il n'y a pas de solution.

Voix off : L'accessibilité est-elle soluble dans le design ? Nos invité·e·s se sont lancés dans l'accessibilité, mais ça n'a pas toujours été simple. Aujourd'hui, l'accessibilité fait partie intégrante de leur pratique. Nous avons souhaité savoir d'où leur vient cette sensibilité et comprendre les freins qu'il a fallu affronter. Depuis plus de dix ans, Antoine vit au Québec. Il a doucement évolué de l'UX UI design à la recherche. À son arrivée au Québec, tout ne se passe pas comme prévu. Son expérience le sensibilise aux questions de l'inclusion et des privilèges.

Antoine Garcia Suarez : Je suis Antoine Garcia Suarez. Je suis le responsable de la pratique en recherche en expérience utilisateur à Radio Canada. Radio Canada est un média du service public canadien, particulièrement québécois, c'est la partie francophone du Canada. Je suis arrivé au Québec en 2007. Ça va faire 14 ans. Je travaille dans le domaine du numérique depuis dix ans à peu près. Je suis passé à la recherche à temps plein depuis trois ou quatre ans. C'est plus la notion d'inclusion que d'accessibilité, qui m'a fait m’intéresser à ces sujets-là. Quand je suis arrivé, il y a une bonne dizaine d'années au Québec. On a tout de suite remarqué que j'avais un accent et cet accent au début, moins maintenant, a quand même joué beaucoup sur la manière dont j'ai pu me faire un réseau social, des ami·e·s ou même au travail. On me pointait un peu du doigt "le français". C'était souvent dit en riant, mais tu sais, quand on le dit souvent en riant, ça finit par être moins drôle. Cette notion d'inclusion est arrivée là. Et mon nom de famille aussi m'a beaucoup sensibilisé. C'est peut-être moins fréquent en France avec un nom hispanique, mon nom c'est Garcia Suarez. Ici, ça fait référence au Mexique. Les Mexicains qui vivent aux États-Unis et au Canada sont souvent des gens qui ont peu d'éducation, qui n'ont pas pu aller à l'université. Quand j'ai postulé pour mes premiers emplois, je l'ai senti et j'ai dû changer mon nom de famille et prendre le nom de famille de ma mère pour trouver mon premier emploi. Puis je me suis dit : dans mon travail, quels sont les biais conscients ou inconscients que je peux avoir ? Je tente de prendre conscience de ça et je me dis, comment réagirait une personne qui ne correspond pas à un profil de blanc caucasien dans la trentaine ?

Voix off : Pour lui, la recherche joue un rôle central pour l'intégration des personnes en situation de handicap dans le processus de design. Il nous explique comment

Antoine Garcia Suarez : Dans la recherche en expérience utilisateur et la recherche en conception, je trouve qu'on a un rôle vraiment important puisqu’on est capable d'intervenir très en amont dans les projets. Souvent, au début au niveau de la stratégie, avec des chefs de produit ou pour les besoins d'affaires, on peut être sollicité pour poser une hypothèse ou chercher un point de connaissances qui monte dans l'entreprise. Et c'est à ce moment-là, que nous pouvons intervenir en disant "oui, on s'adresse à telle personne. Qu'en est-il de ces autres personnes ?" Même si je ne suis pas du tout à l'aise avec le terme persona ? On a un persona, ce serait intéressant de valider ou en tout cas d’explorer comment des personnes qui ne correspondent pas à ce que l'on avait en tête, réagissent. Dans mes activités de recherche, je tente de mettre de l'effort dans la manière dont on va recruter les participants, qu’ils soient en situation de handicap ou non. On peut aussi penser à la literacy (NDLR : alphabétisation en français). On peut penser au niveau d'études, au genre aussi. La question du genre est aussi importante. Dans le recrutement et aussi après, en fonction des projets, on peut faire des projets uniquement pour l'accessibilité. C’est-à-dire que l’on va tester un projet pour des personnes en situation de handicap auditif ou prendre un projet et inclure une personne en situation de handicap dans ce panel ou dans le recrutement, par exemple.

Voix off : S'il a choisi d'évoluer dans le service public, ce n'est pas par hasard. Antoine nous raconte pourquoi.

Antoine Garcia Suarez : C'est une des raisons pour lesquelles je me suis dirigé vers le service public. En fait, je trouve qu'il y a encore, ce n'est pas toujours vrai, mais il y a encore dans le service public une sensibilité à servir tous les citoyens. Pas forcément les citoyens numériques. On parle de citoyens comme d'une dame qui vit à la campagne ou un jeune citoyen qui vit en ville. Je trouve que le service public est très porteur de ces notions d'inclusion et d'accessibilité. Je vais naturellement dans ces domaines-là. Après, il y a un projet qui m'a particulièrement intéressé ces dernières années. C'était pour permettre à des personnes en situation de handicap physique. On parle de gens tétraplégiques ou qui ont des maladies de santé graves, de comprendre l'information pour accéder à des ressources et à des subventions. Quelquefois, ce n'est pas comment utiliser un site Internet, comment l’utiliser, le rendre accessible ? Est-ce que la navigation fonctionne ? Est-ce que les images ont du texte alternatif ? C'est aussi se dire est ce que la personne est capable de comprendre l'information que le gouvernement lui propose ? Ça fait référence à une activité de recherche que j'ai faite, ou j'ai rencontré des personnes tétraplégiques ou avec une maladie grave. Des personnes incapables de travailler et qui ont besoin de subventions pour vivre. Qui ont besoin de l'État pour supporter leur détresse. À ce moment-là, on essaie de voir avec elles, de quoi elles ont besoin ? Comment elles trouvent de l'information ? Une fois que vous avez trouvé l'information, comment font-elles pour remplir leur dossier ? Qu'est-ce qu’elles trouvent difficile ? C'est plus la notion de service que de produit. C'est l’un des exemples qui m'a beaucoup marqué ces dernières années.

Voix off : Anne-Sophie passe du développement au design. Très tôt, elle découvre l'accessibilité qu'elle intègre comme un élément pré requis à son travail.

Anne-Sophie Tranchet : Je m'appelle Anne-Sophie. Je suis UX UI designer depuis un peu plus de 3 ou 4 ans. Actuellement, je suis indépendante, je travaille à mon compte, notamment pour le service public. Je n'ai pas toujours été UX Designer. Avant, j'avais un profil plutôt technique, car j'étais développeuse et je me suis reconvertie et auto formée à l'UX Design après cinq ans de développement. On va dire que quand j'étais jeune et malléable, une de mes premières expériences c'était dans le monde du logiciel libre. C'était du bénévolat, mais ça restait une équipe où on produisait quelque chose. J'ai travaillé avec une équipe pour qui l'accessibilité était un sujet sur lequel on ne pouvait pas déroger. L'équipe était intransigeante. On ne faisait pas quelque chose qui ne soit pas accessible. C'était une énorme chance. Je me rends compte que mon premier contact avec le monde pro, avec l'idée de travailler en équipe pour faire quelque chose, c'était ça. Ça m'a montré qu'il suffit de le dire pour le faire. Le fait que je sois jeune a influencé la suite. Du coup, je suis restée avec cette idée. J'ai découvert le web et mon travail avec ce prisme-là. J'ai découvert que je ne m'étais jamais posée la question quand j'étais ado, mais les personnes aveugles utilisent un ordinateur. L'existence des lecteurs d'écran, c'est l'équipe qui m'a expliqué tout ça. C'était vraiment passionnant.

Voix off : Au quotidien, comment s'intègre cette pratique ? Est-ce qu'il arrive à Anne-Sophie d'être freiné dans son travail ?

Anne-Sophie Tranchet : En ce moment, je travaille pour le service public. Du coup, au-delà des couleurs qui peuvent être un sujet en termes d'accessibilité, mais un sujet dont on parle déjà beaucoup. Pour moi, il y a deux choses sur lesquelles je prête beaucoup d'attention et qui relève de l'accessibilité. La première chose, ça va être la hiérarchie de l'information et la navigation. Typiquement, c'est utile pour tout le monde, mais ça va être particulièrement utile pour les personnes aveugles qui vont utiliser un lecteur d'écran. C'est indispensable pour les personnes qui ont des troubles de compréhension parce qu'elles ont une mauvaise connaissance du français, parce qu'elles sont occupées à faire d'autres choses et pour tout le monde. Si on veut bien expliquer son produit et son service, il faut travailler avec soin la hiérarchie de l'information et la navigation, ainsi que la manière de naviguer de l'un à l'autre. Ces deux sujets sont un peu des évidences, en tant qu'UX, mais savoir qu'en plus, ça a un réel impact sur des usagers qui sont souvent oubliés est d'autant plus important. Un autre gros sujet pour moi, ce sont les formulaires, parce que dans le service public, la plupart des services, en fait, ce sont des formulaires. On va faire des demandes, on va voir si on a accès à des droits. On va demander des droits. Finalement, tout tourne autour d'un formulaire, j'ai l'impression. Le formulaire, on a vite tendance à dire “Bon, c'est facile. On met un champ et un label.” On a vite tendance à oublier qu'il y a des tonnes et des tonnes de manières de rendre un formulaire inaccessible. Il faut faire un effort conscient pour les travailler dans le détail : les labels, les champs d'erreurs, la construction du formulaire, l'agencement du formulaire. Expliciter aussi quelles informations on attend. De quelle manière ? Il y a plein de choses qu'on peut mal faire. Il y a plein de petits points d'intentions qu'il faut avoir. C'est un peu le cœur du métier, en tout cas, dans mon métier. Si une personne n'arrive pas à remplir un formulaire, elle ne pourra pas utiliser le service. Du coup, le service est complètement inaccessible pour elle.

L'accessibilité dans le service public, c'est une obligation légale. Ça veut dire que je ne rencontre pas de freins. On ne me dit pas qu'il ne faut pas le faire. Par contre, je vais être honnête. Je remarque que c'est souvent les personnes motivées et intéressées par l'accessibilité qui vont être moteur. Les équipes, en elles-mêmes, ne vont pas spécialement être moteur sur la question, elles se souviennent vaguement que c'est une obligation légale. Mais, quand on ne sait pas comment il faut faire, ce qu'il faut faire et ce que veut dire d’être accessible, finalement, personne ne fait rien. Les freins, ça va plutôt être ça. Le fait de ne pas savoir comment faire. Le mot accessibilité, quand on ne sait pas ce que ça veut dire, c'est une grosse boîte noire. Si on ne sait pas concrètement sur quoi avancer, on ne fait rien. Et puis, un autre frein que je retrouve souvent, ce sont les équipes ou les personnes qui pensent que leur cible n'est pas concernée. Soit elles s’adressent aux professionnels et c'est bien connu que les personnes en situation de handicap ne travaillent pas ! D'ailleurs, personne n'a jamais de problème d'accessibilité ! Soit les jeunes ! C'est marrant, parce que les gens donnent une cible et on me dit, "oui, mais nous, on s’adresse à des professionnels" ou, "nous, on s’adresse à des jeunes". J'essaie de répondre calmement, parce que les personnes qui me disent ça ne sont pas formées. Elles ne font pas exprès de ne pas savoir, elles ne savent juste pas. Mais, quel est le rapport entre jeune et accessibilité ? Il y a autant de jeunes que de vieux qui peuvent être concernés. En fait, le point commun de tous ces obstacles, c'est un manque de connaissance. Ne pas savoir quoi faire ou ne pas savoir pourquoi on le fait.

Voix off : Étudiante à Sciences Po, Marie doit trouver un stage dans un univers à l'opposé du sien. Elle choisit de s'impliquer pour les personnes en situation de handicap. Ce choix changera toute sa carrière.

Marie Guillaumet : Bonjour, je m'appelle Marie Guillaumet. Je suis designer experte en accessibilité numérique chez Access 42 et je suis formatrice. Ça veut dire que je forme les designers à l'accessibilité numérique. J'ai appris l'intégration et le design sur le tas, en autodidacte. Comme j'ai travaillé dans plusieurs agences web en tant que designer et intégratrice, j'ai eu la chance de tomber dans des équipes déjà sensibilisées au sujet. On était un petit peu comme le village d'Astérix. On était les irréductibles intégrateurs et intégratrices, férus d'accessibilité. Des fois, les autres équipes, que ce soit des développeurs, des développeuses ou des designers, nous regardaient un peu en mode "ah ouais, mais vous, ce n’est jamais assez accessible pour vous !". Comme on était plusieurs, ça allait. On ne se sentait pas trop isolé. On tenait aussi un blog sur l'accessibilité numérique, il s'appelait Les intégristes. Ça, c'était avec mes collègues de la première équipe dans laquelle j'ai travaillé chez Pixmania. Au fur et à mesure de mes rencontres professionnelles, des projets sur lesquels je suis intervenue, je suis montée en compétence. J'ai consolidé mes connaissances.

Voix off : Désormais, chez Access 42, un centre de formation et de conseil en accessibilité, Marie développe ses compétences dans divers domaines. Elle nous explique que malgré toute la bonne volonté du monde, dans ses précédentes expériences, il a pu être difficile d'intégrer l'accessibilité aux projets vendus aux clients.

Marie Guillaumet : Mon travail chez Access 42 a trois facettes. D'une part, je forme les designers à l'accessibilité. D'autre part, je conçois des interfaces conformes au RGAA. Et enfin, je joue un rôle de conseil sur le design accessible, non seulement en interne auprès de mes collègues, parce qu'on a tous des profils différents, mais aussi auprès de nos clients. Je peux auditer des maquettes, répondre à des questions techniques ou sur de la conception. Dans mes expériences passées, j'ai pu rencontrer des difficultés par rapport à l'accessibilité numérique, au sens où, malgré le fait que la plupart de mes collègues et moi on était sensibilisés à l'accessibilité, ça nous tenait très à cœur de faire accessibles, notamment sur le code. On n'arrivait jamais à avoir le temps nécessaire pour que tout soit bien propre. Avoir le temps de faire toutes les vérifications. Je ne parle même pas de tests avec des lecteurs d'écran ! C'était toujours rogné, même quand on nous sollicitait en amont des projets, pour nous demander un timing. "À la louche, combien de temps ces maquettes vont te demander en intégration ?" Moi, j'avais tendance à être honnête et à dire bah voilà. Comme il y a de l'accessibilité à vérifier aussi, j'aurais besoin d'un peu plus de temps. Peut-être un jour ou deux à l'échelle du projet. Souvent, je voyais que ça avait été raboté. Je ne sais pas si ça se jouait au niveau de la négociation commerciale avec le client ou carrément en interne. Est-ce que les collègues qui s'occupaient du commercial ont décidé que ça allait coûter trop cher et que le devis ne serait pas accepté ? Dans les faits, je n'avais jamais le temps de faire de la recherche ou de la veille spécialisée, ni d'apprendre à tester avec des lecteurs d'écran. Je dirais que c'était vraiment le manque de temps pour monter en compétence proprement sur le sujet.

Voix off : Revenons à Anne-Sophie. Elle nous raconte comment l'accessibilité a transformé son rôle de designeuse. Antoine, de son côté, évoque les difficultés qu'il a pu rencontrer.

Anne-Sophie Tranchet : Mon rôle d'UX designer, c'est de comprendre comment les utilisateurs pensent, comment ils naviguent, comment ils interagissent avec mon service. Me documenter, me sensibiliser, me former à l'accessibilité, m'a permis de comprendre plus d'utilisateurs. Pour moi, c'est utile dans tout mon travail de recherche utilisateur. La deuxième chose, je pense beaucoup plus en termes d'alternatives. J'ai compris qu'une solution ne peut pas convenir à tout le monde. Si on prend l'exemple des couleurs ou de la vision, il y a tellement de types de troubles de vision différents. Il y a des personnes qui vont voir seulement quand c'est écrit tout petit. D'autres, quand c'est écrit très gros. Il y a des personnes qui ont une vision tubulaire. Elles ne vont voir qu'au milieu, d'autres qu'en périphérie. C'est pour dire, que l'on ne peut pas avoir un produit qui convienne à tout le monde. Ce que l'on peut faire, c'est un produit ou un service qui offre des alternatives, qui puissent s’adapter. Je trouve que ça a un peu changé ma manière d'aborder les choses. Ne pas chercher à convenir à tout le monde. Accepter que quelque chose ne serve pas à tous, mais le rendre personnalisable, le rendre adaptable. Proposer plusieurs chemins selon différents schémas mentaux, selon différents types de navigation, différents usages. Je trouve que ça m'aide dans mon travail de conception. 

Antoine Garcia Suarez : Je rencontre beaucoup de difficultés. Je pourrais dire des difficultés internes et des difficultés externes. Les difficultés externes, c'est le recrutement. Trouver des personnes en situation de handicap qui accepte de considérer qu’elles sont en situation de handicap. C'est déjà une première barrière, si on peut dire que c'est une barrière. Le recrutement est quelquefois un peu laborieux, il faut chercher et mettre davantage d'efforts dans le recrutement pour trouver des personnes. La difficulté interne, c'est passer au travers des biais de confirmation. Un raisonnement que je vois au quotidien et qui n'est pas celui d'un chercheur ou d'un designer. Et c'est là le piège. Le piège où l’on se base uniquement sur les bonnes pratiques. On va dire, "mais c'est accessible parce que j'ai respecté les bonnes pratiques de conception", que ce soit un développeur, que ce soit un designer. "J'ai testé mon W3C, ça fonctionne. J'ai testé mes contrastes, ça fonctionne”. Et pourtant, j'en mets ma main à couper. Tu trouveras toujours des problèmes quand tu rencontres les personnes pour tester ton design. Il y a une grande différence entre respecter les bonnes pratiques d'accessibilité et faire un test ou une activité de recherche avec des personnes en situation de handicap. Dépassons les bonnes pratiques, elles existent. C'est un bon départ de les appliquer, mais il ne faut pas s'arrêter là. On finit toujours par découvrir de nouvelles choses.

Voix off : Chapitre 3. Dans la pratique, comment ça se passe ? Pour Anne-Sophie, l'enjeu principal a été de trouver comment se positionner pour que son travail sur l'accessibilité soit pris en compte.

Anne-Sophie Tranchet : Au début, j'ai tendance à être trop timide. Je ne sais pas si c'est de la timidité ou effacé ou à cacher. Je ne suis pas sûre de moi, donc je vais travailler sur la hiérarchie, mais je ne vais pas aller plus loin. Alors qu'en fait, on peut dire à l'équipe de développement : "Regardez, la hiérarchie de l'information c'est hyper important dans un service numérique. J'ai déjà travaillé dessus. J'ai réfléchi et vous voyez la maquette Figma. Je vous ai mis un niveau 1, niveau 2, niveau 3. Vous pouvez le récupérer comme ça, le service sera accessible sur la hiérarchie de l'information". Maintenant, je travaille à valoriser mon travail pour le diffuser aussi aux équipes qui vont récupérer mon boulot. Pour qu'ils aient conscience qu'il y a un travail qui a été fait sur l'accessibilité et qu'il perdure. Parce que si le designer fait le travail, mais que derrière la développeuse ou le développeur n'en est pas conscient et par erreur, par oubli, par manque de connaissances, ils ne l'implémentent pas. J'ai fait tout ça pour rien au final.

Voix off : Marie rappelle que l'accessibilité est l'affaire de toute l'équipe, du design au développement en passant par les équipes éditoriales. Il suffit d'un maillon faible pour que toute la chaîne cède.

Marie Guillaumet : Il faut bien penser à l'accessibilité, dès le début et quand je dis dès le début, j'implique directement les designers. On a longtemps fait porter le chapeau de l'accessibilité aux équipes techniques seulement et elles ont un rôle crucial sur l'accessibilité, que l'on soit bien clair. Mais l'UX est évidemment hyper importante pour concevoir des interfaces accessibles. Ça commence dès les spécifications des cahiers des charges. Dès qu'on commence à penser des parcours utilisateur. Même si on utilise des personas, par exemple. Il faut vraiment penser à l'accessibilité à toutes les étapes d'un projet, pas juste se dire "oui, mais on verra ça au sprint 8 ou dans six mois", etc. Non, non, non, ça ne se passe pas comme. C'est vraiment un souci qui doit être central. L'écueil qu’il y a là-dessus, c'est qu’au début, tout le monde est motivé. Le projet est neuf, il y a une page blanche. Tout est possible. On est chaud patate. En fait, plus il y a d'intervenants. Plus il y a de sprints, plus il y a d'itérations, plus il y a de prestataires externes, aussi... Plus il y a une espèce d'inertie qui peut se créer. On risque d'abîmer l'accessibilité. Ça, c'est un véritable risque. Qu'est-ce qui se passe une fois que le squelette est accessible ? Une fois que le projet va commencer à vivre sa vie. Par exemple, un gros facteur de risque, c'est la contribution éditoriale. C’est-à-dire qu’en admettant que les équipes UX, UI et de développement front-end ont bien fait leur travail, tout est bien propre. On a des templates qui sont conformes, tout va bien. À partir du moment où arrive l'éditorial, si les équipes n'ont pas été formées à l'accessibilité et qu'elles insèrent des images porteuses d'informations où il n'y a pas d'alternative. Ou elles utilisent, tu sais, dans le WYSIWYG. Elle utilise des couleurs qui ne sont pas chartées ou ne tiennent pas compte des exigences de contrastes. Si elles mettent en ligne des vidéos où il n'y a pas de sous-titres, par exemple. Tout à coup, ton produit n'est plus du tout accessible, même si le squelette l'était. On a abîmé l’accessibilité à cause de la contribution. C'est ce qui est délicat avec l'accessibilité numérique. Ça concerne vraiment tous les métiers.

L'hypothèse que l'on a chez Access 42, c'est que sur une interface qui est déjà accessible, dont on a assuré la conformité, on a travaillé avec l'accessibilité en tête, tout au long du projet. On part du principe qu'une testeuse ou un testeur en situation de handicap est au même niveau que les autres. A priori, ce que l'on va vérifier, c'est bien l'utilisabilité du système et de l'interface. On parle de test d'utilisabilité et pas de test d'accessibilité, parce que si tu fais des tests pour vérifier l'accessibilité sur une interface qui n'est pas conforme, ça va planter. Forcément, ton test, au bout d'un moment, il va y avoir un problème d'accès à l'information. Par exemple, si tu as une interface avec des images porteuses d'informations ou un bouton qui contient une image porteuse d'informations et cette image n'a pas d'alternative. Concrètement, une personne qui utilise un lecteur d'écran, qui ne voit pas l'écran, ou qui ne le voit pas bien, peut passer à côté du sens du bouton. Elle ne va pas du tout comprendre s'il n'y a pas d'alternative et va se retrouver bloquée dans son parcours utilisateur. Il faut impérativement que ce soit sur des interfaces conformes, sinon ça ne sert à rien.

Voix off : Comment recruter les bonnes personnes pour vos tests ? Antoine nous donne quelques clés.

Antoine Garcia Suarez : Ça passe par le recrutement. Dans nos questionnaires de ciblage, par exemple, on inclut des questions liées à l'accessibilité pour savoir si les personnes sont en situation de handicap. Si oui, est-ce qu'elles peuvent nous décrire leur situation de handicap ? Déjà, ça veut dire que dans nos recrutements, on fait en sorte d'avoir cette ouverture-là. Puis, je parle de situation de handicap, mais je parle aussi du genre. On voit encore beaucoup dans les questionnaires de sondage la question du sexe, mais en 2021, c'est occulter toute la question du genre. Donc, en tant que chercheur, dans nos questionnaires, dans nos sondages, dans nos questionnaires de ciblage, on essaye d'intégrer ces questions. Ensuite, indépendamment des projets, c'est pouvoir travailler des projets uniquement pour un type de handicap, afin de bien comprendre comment ces personnes répondent à nos designs faits pour eux. Sinon, on peut travailler des projets aussi simples qu’évaluer une page d'accueil, par exemple. Dans mon recrutement, je vais chercher une personne en situation de handicap pour voir s'il y a des différences ou non.

Voix off : Attention aux bonnes pratiques. Si elles sont utiles pour concevoir, il ne suffit pas de les suivre pour que votre service soit réellement accessible.

Antoine Garcia Suarez : Il y a cette fausse croyance qui nous dit que “comme je respecte les bonnes pratiques, ça va être accessible”. Alors oui, ça va l'être. Ce n'est pas ça l'inclusion selon moi. L'inclusion, c'est bien plus que de respecter les bonnes pratiques. En tant que personne valides, c’est faire un effort d'ouverture et se dire bon, maintenant qu'on a un produit qui respecte les normes, qu'est-ce que l'on est capable de fournir de plus ? Qu'est-ce qu'on est capable d'apprendre de ces personnes ? Qu'est-ce que ces personnes peuvent nous apprendre ? Quelque chose qu'on n'a pas encore fait, même dans ma carrière à Radio Canada, ce sont des ateliers de co-création avec des personnes en situation de handicap. Je pense que ça pourrait permettre à ces personnes de s'exprimer et de concevoir. Et avoir des designers qui sont là pour apprendre d'elles.

Voix off : En parlant de co-conception, Marie, de son côté, a régulièrement l'occasion de faire cet exercice avec des personnes en situation de handicap. Elle nous raconte la technique qu'elle a mise en place.

Marie Guillaumet : Dans nos projets, quand on refait un de nos sites web, je demande toujours l'avis de mes collègues au fur et à mesure de la conception. Même si c'est moi qui suis la designer de l'équipe, dès le wireframe, même s'il est sous forme d'images, j'écris une description pour que Sylvie, par exemple, soit au même niveau d'information. Qu'elle puisse aussi donner son avis sur la manière dont j'ai trié les contenus. Il y a quand même une itération avec Sylvie, même si elle est déficiente visuelle. Ce n'est pas un problème, parce que je pense systématiquement à prévoir l'alternative qui va bien pour elle. Ça permet une itération, alors ce n'est pas vraiment de la co-conception. Je ne sais pas si on appelle ça comme ça, si c'est vraiment le mot consacré dans cette situation-là, mais en tout cas... Pouvoir tout de suite avoir son avis à elle, qui d'ailleurs est assez agnostique. Ce n'est pas forcément lié au handicap ou à ses besoins d'accessibilité, elle va donner son avis comme n'importe quelle personne de l'équipe sur l'arborescence des contenus, sur tel intitulé que j'ai choisi pour titrer tel bloc. Tu vois ce genre de choses ? Par contre, c'est sûr que quand le site sera développé, quand on aura les premières maquettes HTML, là, ça va être de l'or en barre d'avoir les retours de Sylvie sur ce travail. Évidemment, jamais de la vie, je ne partagerai une URL avec elle qui ne serait pas conforme au RGAA pour les raisons déjà évoquées. C'est important de penser en termes d'utilisabilité. Si tous les intitulés des liens ou des boutons sont clairs. Est-ce que pour elle, selon ses stratégies de navigation qui sont très particulières, est-ce que ces intitulés-là, sont pertinents ? Est-ce qu'elle les comprend ? Quand on utilise un lecteur d'écran, on ne voit pas l'ensemble de la page. Ce que je vois, parce que je vois l'écran et je suis designer, j'ai un biais parce que je connais très bien le projet. Pour une personne qui ne voit pas l'écran et qui utilise ce type d'outil là, une technologie d'assistance comme un lecteur d'écran. Est-ce que c'est cohérent ? Est-ce qu'elle s'y retrouve facilement ? Est-ce qu'elle arrive à atteindre ses objectifs directement ? Donc quelque part, c'est déjà un petit test utilisateur. Complètement biaisé, parce que Sylvie est experte en accessibilité numérique et elle connaît les lecteurs d'écran, littéralement sur le bout des doigts. Mais c'est quand même des retours très importants.

Voix off : Concernant l'idée de concevoir, Céline acquiesce, mais pas dans n'importe quelles conditions.

Céline Bœuf : Oui, je dirais que c'est une bonne idée, à condition de rétribuer les personnes en situation de handicap. Notre temps n'est pas extensible. Elles ont une idée plus précise des usages que ce que ne pourra faire un technicien du Web. Même avec la meilleure volonté du monde, avec toute l'imagination qu'il ou elle pourra avoir. Il ou elle n'aura pas le vécu d'une personne handicapée qui a tellement l'habitude de se retrouver confrontée à des frustrations quotidiennes sur un ordinateur ou sur un smartphone. À la limite, elle va commencer par aller chercher la petite bête sur le site qu'on va lui demander de tester.

Voix off : Est-il possible de réaliser soi-même un audit d'accessibilité ? Nos invité·e·s nous répondent en commençant par Anne-Sophie.

Anne-Sophie Tranchet : Je trouve ça intéressant que légalement, n'importe qui peut réaliser un audit d'accessibilité. Il n'a pas de diplôme à avoir, de formation à faire pour dire je suis compétent ou compétente. Mais en vrai, c'est hyper compliqué. C'est un vrai métier. Il faut plein de connaissances. Il faut des connaissances techniques, de développement. Il faut aussi savoir comment marchent les outils d'assistance type lecteur d'écran ou autre, pour savoir si c'est compatible ou pas. Moi, je ne me sens pas capables de réaliser un audit d'accessibilité de A à Z parce que c'est quand même hyper technique. Pour autant, je pense que chaque personne peut identifier les choses qui sont faciles à vérifier par elle. Les choses sur lesquelles elle a la main dans le cadre de son travail et quand elle réalise quelque chose. Pour s'assurer que ce qu'elle fait est accessible.

Marie Guillaumet : Je pense qu'on peut vérifier soi-même certains critères. Si tu es designer UI et tu t'intéresses aux critères qui vont vraiment concerner la mise en forme des éléments sur l'interface. Bien sûr que tu peux les vérifier. Le RGAA est assez clair sur les choses qu'il faut vérifier. Par exemple, les niveaux de contraste à atteindre en fonction de la taille du texte et ainsi de suite. Après, auditer, toute une application ou tout un site web, c'est quand même une certaine tâche, il y a beaucoup de choses à vérifier. Quand tu fais appel à des personnes qui ont l'habitude d'auditer en permanence, on connaît tous les pièges. Tout ce qu'il faut vérifier, même les choses qui ne sont pas forcément visibles à l'écran. On sait utiliser les lecteurs d'écran. Et en plus, en interne, on a une experte des lecteurs d'écran qui est aveugle. Si vraiment on a un doute, on fait des petits tests utilisateurs avec Sylvie, pour voir si concrètement, ça passe ou pas ?

Voix off : Être sur tous les fronts est difficile. C'est pourquoi Antoine nous rappelle qu'il est nécessaire d'avoir une équipe dédiée à l'accessibilité. Leur travail permet de nourrir les autres équipes en vision, recherche et documentation.

Antoine Garcia Suarez : C'est presque un autre mandat. Ce n'est pas pour rien que dans beaucoup d'organisations publiques, il y a des personnes qui sont uniquement dédiées à l'accessibilité. C'est un travail à temps plein. C'est un travail à temps plein de faire la veille sur ce qui existe dans le domaine du numérique. De porter ces projets au sein des organisations. Et puis, d'avoir cette présence et ce courage aussi, de ramener ce sujet-là, chose que nous, chercheur et designer, il est plus difficile de le faire. On est sollicités aussi. On doit travailler avec des développeurs, des designers, des chefs de produit, des stratèges. Quelquefois, en toute honnêteté, j'ai moins le temps ou même, comment je pourrais dire. La... la flexibilité. Cette ouverture dans ma tête pour me dire : Est-ce que j'ai tout ce dont j'ai besoin ? Donc là, des fois, il y a des personnes qui disent : "attend, est ce que tu as pensé à ça ? Est-ce que tu as pensé à ça ? Ce n'est pas pour rien que dans le service public, il y a des personnes qui sont dédiées, qui ont cette fonction-là. Pour aider à porter ces sujets.

Voix off : Chapitre 4. Comment devenir des alliés ? Existe-t-il des erreurs à éviter ? Voici les conseils pour vous aider à faire les premiers pas vers plus d'accessibilité. Mais qu'est-ce qu'un site accessible ? Céline, Egon, Vincent et Antoine livrent leur vision.

Céline Bœuf : Un site accessible, c'est un site qui est utilisable par tout le monde. Mais alors, vraiment, tout le monde : les vieux, les jeunes, les personnes aveugles, les personnes tétraplégiques, les personnes valides. Tout le monde, sans restriction. C’est-à-dire que je ne veux pas utiliser seulement 10 % du site. Je ne veux pas seulement consulter un catalogue. Je veux consulter le catalogue, mettre dans mon panier, payer. Avoir entré mon adresse de livraison ou celle de la personne à qui je fais un cadeau. Et c'est un site sur lequel je peux faire tout ça, dans le même temps que mes copines voyantes. Voilà, c'est déjà les deux points. Surtout, c'est un site qui reste accessible. C’est-à-dire, avec lequel je pourrai continuer de faire tout ça, après chaque mise à jour. Parce que ce n'est pas parce qu'un site est accessible qu'il va le rester. Il m'est arrivé d'avoir de mauvaises surprises avec des choses que j'arrivais à faire parfaitement. Du coup, je ne me bousculais pas. Je me disais j'aurais le temps de commander ou de faire ci ou ça. Toutes les démarches administratives, ce genre de choses. Sauf qu'entre-temps, ils ont fait une mise à jour, du coup, j'y passe beaucoup plus de temps que prévu. Donc voilà, il faut que ça soit un site que je puisse utiliser dans le même temps que tout le monde, et ce, sur la durée.

Egon Ghestem : Un site accessible, pour moi, c'est un site accessible à tous. Tout simplement. Ce n’est pas une solution qui est adaptée spécialement pour les personnes qui seraient malentendantes ou autres, mais que tout le monde peut utiliser. Parce que l'accessibilité, ça profite à tous. On ne va pas faire une solution à part pour les personnes en situation de handicap.

Vincent Le Goff : Pour moi, un site accessible, c'est un site pour lequel on a un accès similaire à l'information et aux possibilités d'interaction pour tous les utilisateurs. À partir du moment où ce contrat n’est pas signé pour tous les utilisateurs, on a un problème d'accessibilité.

Antoine Garcia Suarez : Un site accessible, c'est un site qui a été monté grâce aux personnes en situation de handicap. C'est un site qui a été conçu par itération. Je crois que c'est faux de croire ou de dire que le jour 1, un site est accessible. Donc c'est un site qui évolue et qui a été conçu grâce aux commentaires des participants et à l'analyse d'un chercheur. Je crois que c'est ça, un site accessible.

Voix off : Quelles sont les fausses bonnes idées qu'il faut à tout prix arrêter ? Nos invité·e·s partagent leur avis sur cette question.

Marie Guillaumet : Alors, une fausse bonne idée en termes d'accessibilité, c'est de chercher à se mettre à la place des utilisateurs en situation de handicap. Par exemple, simuler un handicap, quel qu'il soit. Des fois, je lis des articles sur des blogs UX qui parlent de ça. Et c'est vraiment très, très affligeant. Pour moi, ce sont des articles écrits par des personnes valides pour des personnes valides, qui n'ont aucune connaissance du handicap et qui excluent d'une discussion hyper importante qui les concerne, les personnes handicapées. En fait, tu n'as pas besoin de simuler un handicap puisqu'il suffit que tu te renseignes un petit peu. Que tu demandes leur avis à des personnes qui sont handicapées et dont c'est le quotidien. Dans une perspective UX, de toute façon, il faut aller chercher l'information de première main, là où elle se trouve. Par des gens dont ce sont les usages. On ne va pas inventer des usages qui ne sont pas les nôtres parce que sinon, on tombe très rapidement dans la caricature vraiment très embarrassante.

Céline Bœuf : En matière de fausses bonnes idées sur l'accessibilité, il y a aussi le fait d'installer... Alors je ne suis pas sûre que ce soit le terme exact techniquement. Le fait d'installer des surcouches d'accessibilité, c’est-à-dire des petites barres d'outils, des petits plug-ins. Des choses comme ça sur un site, avec l'idée que ça va rendre le site accessible. C'est faux, faux et archi faux. J'ai des exemples de tas de sites qui sont équipés de ce genre d'outils et sur lesquels je n'ai jamais pu commander une paire de chaussettes. Je suis sérieuse, c'est vraiment des chaussettes que j'essayais de commander. Je n'y suis jamais arrivée. Parce que les créateurs du site web ont fait confiance à des boîtes, qui leur ont vendu ces barres d'outils. Ces plug-ins en leur disant ça va rendre votre site accessible. Non, ça ne rend pas votre site accessible. Votre site, si vous voulez qu'il soit accessible, c'est la seule chose dont je sois certaine. Il faut l'avoir pensé accessible. Il faut l'avoir conçu accessible. L'accessibilité, ça se conçoit en même temps que le reste. Par exemple, pour les personnes aveugles dont je fais partie, ça ne rend pas le site utilisable avec une synthèse vocale. Pour les personnes sourdes, ça ne sous-titre pas les vidéos. Ça ne met pas les alternatives textuelles aux images. Bref, ça ne sert à rien. Enfin, moi, voilà tel que je le vis. Ce genre d'outil sur un site internet, ça ne sert absolument à rien, puisque si le site était conçu pour être accessible avec les normes d'accessibilité qui existent, ce genre d'outil deviendrait totalement caduc.

Egon Ghestem : Le fait de faire une solution à part, spécialement pour les personnes handicapées, je trouve que ce n'est pas une bonne idée. Pour deux raisons : déjà, ça profite à tout le monde d'avoir un site ou une application accessible. En plus de ça, en tout cas c'est mon ressenti, ça donne un petit côté excluant, en voulant inclure. Parce que je suis en situation de handicap, j'ai une solution toute faite pour moi. J'ai des souvenirs de quand j'étais enfant. On m'a dit : "Voilà, tu vas avoir un micro. Un système qui permet à un enseignant de parler directement dans un micro qui est relié à mes appareils et du coup, j'entends. C'était vraiment un vecteur de problèmes. Les gens et mes camarades ne comprenaient pas forcément pourquoi j'avais ça. Je devais expliquer à chaque fois, c'est parce que j'entends mal. À la fois, c'est cool parce que je peux entendre comme tout le monde, en même temps, c'est une étiquette sur ton front. Ça me renvoie à ça, le fait d'avoir une solution spécialement adaptée pour moi. Comme si je n'étais pas capable de suivre quelque chose comme tout le monde.

Antoine Garcia Suarez : C'est une fausse bonne idée de croire qu’en respectant les bonnes pratiques uniquement, le site va être accessible. À mon avis, c'est une des fausses bonnes idées et une autre... J'avais fait mes recherches de bonnes pratiques et j'avais rencontré cinq personnes au tout début de mes recherches. Sur ces cinq personnes, il y en avait quatre malentendantes et une personne sourde. J'ai vu que la personne sourde ne me donnait pas du tout les mêmes résultats que les personnes malentendantes, et là, je me suis dit OK. Il y a un problème dans mon recrutement. Je n’ai pas recruté les bonnes personnes, comment ça se fait ? Si je ne m'étais pas lancé dans l'activité de recherche, je n'aurais pas pu le savoir. En fait, je m'en rends compte, maintenant, le conseil que je donne... C'est parce que j'ai fait l'erreur avant. Donc lancez-vous. Faites vos erreurs, puis après ça, vous allez apprendre justement que oui, il y a peut-être des nuances qui font que votre activité de recherche ne marche pas. Cette nuance-là, je l'ai apprise sur le terrain. Je l'ai apprise en me disant : "Oh, j'ai quatre personnes malentendantes qui me disent des choses complètement différentes que la personne sourde. Comment ça se fait ? " Ah, c'est parce que le prototype ne marche pas pour les personnes sourdes profondes.

Voix off : Quels sont les conseils et les bonnes pratiques que nos invité·e·s peuvent vous donner ?

Egon Ghestem : Commencez par entrer en empathie, simplement, avec la personne qui rencontre un handicap. À partir de là, je pense qu’il va beaucoup mieux réaliser comment ça se passe au quotidien. Après, se former, se renseigner au maximum, puis tester l'UX design, directement avec les personnes concernées.

Voix off : Commençons par Anne-Sophie et Céline, qui rappelle que la technique des petits pas et l'écoute, offrent de bons points de départ.

Anne-Sophie Tranchet : Petit à petit, sur chaque projet, j'essaie d'intégrer une nouvelle chose. Au début, quand je faisais des livrables, des interfaces graphiques. Je travaillais sur les schémas des couleurs, les maquettes des couleurs, qu'elles soient accessibles. Ça, je le faisais toute seul dans mon coin. La deuxième chose que je pouvais faire, c'est avec le livrable, mettre à disposition une grille de couleurs et une grille de combinaisons accessibles. Là, je commence un peu à diffuser et à outiller, pas seulement moi, mais aussi le reste de l'équipe. Si on arrête de penser qu'il y a des utilisateurs normaux et des utilisateurs anormaux. Si on arrête de penser qu'il y a des utilisateurs typiques, mais qu'on réfléchit à une pluralité de plein de situations et de plein de choses différentes. C'est hyper facile d'intégrer, en tout cas dans la philosophie, c'est facile d'intégrer l'accessibilité à la recherche et aux tests. Dans la pratique, il faut avoir le temps de faire les tests. C'est parfois un problème en soi et, il faut savoir vers qui se tourner quand on veut faire des tests avec des personnes en situation de handicap.

Céline Bœuf : Écoutez. Écoutez les personnes concernées. Quand on dit à quelqu'un, “là, le site n'est pas accessible. Je rencontre une difficulté à tel endroit”. Nous, personnes handicapées, dès lors qu'on n'est pas technicien du Web, on n'est pas capable de dire où est le problème. Par contre, on est capable d'expliquer les symptômes. Après, si la personne en face écoute bien, selon toute logique, elle est capable de résoudre le problème.

Nommer les liens. J'ai cru comprendre que certains liens étaient sous forme d'image. Donc, par exemple, au moment des systèmes de paiement, ce n'est pas hyper satisfaisant quand j'entends lien "gna gna gna", lien "gna gna". Et quand je dis "gnagnagna", c'est à peine exagéré. Ce n’est pas compréhensible pour moi, alors que c'est peut-être un lien sur la carte Visa, un lien sur la carte MasterCard. Ce genre de choses. Faire des formulaires pour rentrer nos moyens de paiement ou nos coordonnées pour un site marchand, des formulaires qui soient accessibles. Et autre chose, j'y repense seulement maintenant. Et pourtant, ça me pourrit la vie au quotidien. Ne jamais mettre de Captcha, alors éventuellement des Captcha avec alternative sonore. Mais même ceux-là, j'ai l'impression que ça me donne des chiffres en chinois. Donc, de temps en temps, j'ai l'oreille collée sur le haut-parleur de mon ordinateur et j'écoute quatre fois avant de faire une première tentative pour saisir ce que j'ai entendu. Et, ça, c'est pour les Captcha qui sont dits accessibles. Le nombre de Captcha que j'ai vus avec des images qui me bloquent complètement. Dès lors qu'il y a un captcha, sans alternative sonore. Ça n'est absolument pas utilisable avec une synthèse vocale.

Voix off : Vincent nous rappelle qu'il est important de repenser nos processus pour penser l'accessibilité dès le début. Avec un lecteur d'écran, l'expérience est vocale. Marie partage plein de ressources pour vous permettre de découvrir l'accessibilité et la vie des personnes concernées.

Vincent Le Goff : Envisager l'accessibilité du produit dès le début. Ne pas l'envisager comme une solution à apporter sur un temps relativement court. C'est un investissement continu à établir sur le projet, depuis sa création jusqu'à la dernière mise à jour. Pendant toute la durée de vie du projet. Essayez de garder à l'esprit que le rôle donné à l'information et aux interactions, va jouer un rôle très important pour le lecteur d'écran. Si on est censé cliquer sur un tableau qui n'est pas indiqué comme un bouton ou un lien pour un lecteur d'écran, cela va poser beaucoup de problèmes pour le lecteur d'écran et pour l'utilisateur. Ce qui est intuitif, visuellement, n'est pas nécessairement intuitif pour un lecteur d'écran. Le rôle de chaque information sur l'écran va être très important pour le lecteur d'écran et ne devrait pas être mis au second plan.

Marie Guillaumet : Si je devais donner trois conseils à une personne qui débute en accessibilité numérique, ce serait d'une part de lire et d'écouter le plus de choses sur le sujet possible. Sur Internet, on a énormément de ressources gratuites qui existent. Elles sont écrites soit par des personnes directement concernées, par des personnes en situation de handicap. Soit par des experts et des expertes en accessibilité numérique. Tout ça, c'est très précieux. C'est un très bon point d'entrée. Il y a des conférences et des podcasts qui sont disponibles gratuitement un peu partout sur le Web, qui parlent d'accessibilité, de handicap et de validisme. C'est très important de se renseigner là-dessus. Le deuxième conseil, ce serait de faire de la recherche utilisateur. C’est-à-dire que même quand on n'a pas de moyens, on peut en faire. Notamment grâce aux réseaux sociaux, aux blogs ou aux vlogs qui sont créés notamment par les personnes en situation de handicap. Sur YouTube, il y a toute une communauté handicapée qui partage énormément de choses sur leur quotidien, pas que sur le numérique d'ailleurs. Sur ce que c'est que de vivre avec un handicap, leurs centres d'intérêt, mais aussi les conséquences, qu'a l'inaccessibilité sur leur quotidien. Donc, il n'y a pas plus parlant et plus évocateur pour se rendre compte d’un problème d'accessibilité. Bah oui, ça gène des tonnes de personnes tout le temps. Et le troisième conseil que je donnerais, ce n’est pas seulement quand on débute. C'est un peu plus large comme conseil. C'est que si tu sens que ton employeur est frileux. Que tu prêches dans le désert. Que chaque fois que tu parles d'accessibilité, on t'envoie plus ou moins bouler. À un moment, il faut savoir partir et chercher une équipe qui sera plus mature sur le sujet. L'accessibilité numérique, c'est vraiment un travail d'équipe. J'insiste là-dessus, parce que c'est fondamental. On n'est jamais la seule personne qui doit porter le sujet. Ou alors, il y a un problème grave dans l'organisation. Si on est la seule personne que ça préoccupe, au bout d'un moment, on va se lasser. Se décourager. C'est vraiment dommage de perdre cette énergie pour rien.

Voix off : Antoine nous livre ses derniers conseils pour trouver la bonne posture. Il explique qu'il n'y a pas de projet idéal. Commencez par vos petits projets, ne travaillez pas seul. Pour finir, l'itération est votre meilleur allié

Antoine Garcia Suarez : Aller rencontrer une personne en situation de handicap, mes premières expériences, c'était intimidant. C'est intimidant parce qu'il y a un rapport qui se crée. Il n'est pas aussi facile. Le risque, c’est de tomber dans le cliché, "je suis une personne valide et toi, Oh la personne en situation de handicap, comment je peux t'aider ?" Au début, ce n'est pas facile de s'ajuster. Les premières rencontres, ce n'est pas facile de s'ajuster. Lancez-vous. Je sais que c'est intimidant au début, mais si vous attendez le projet idéal. Ou vous attendez qu'il y ait une vision, ou un comité, rien ne se passera. 

Essayez de regarder, de chercher des informations sur des choses très précises, très particulières. Quelquefois, on peut se perdre facilement dans la documentation en accessibilité. Si par exemple, vous travaillez sur un site d'information, mais que là, vous lisez sur un site qui est lié à du commerce... Ciblez vraiment votre documentation. Qu'est-ce que vous voulez concevoir et pour quels types de handicap ? Faites-le en binôme. Je crois aussi que c’est bien de ne pas le faire seul dans votre coin. Si vous partez et vous avez un observateur qui va être capable de vous briefer, de vous dire : “ tu as vu là, peut-être que tu aurais dû faire ça ou plutôt comme ça.” Ou “ tu as vu la réaction de la personne quand tu as posé cette question-là ?” Quand on est dans une activité de recherche et quand on est en entrevue, par exemple, même si on essaye avec toutes les techniques disponibles de laisser la place et créer le rapport avec le participant. Au début, comme je le disais, c'est super intimidant. Peut-être qu'on va faire des erreurs. S'il n'y a personne, comment apprendre de ça ? Je pense qu’il est important de se faire accompagner dans tes activités, puis fais un petit débriefing. Ça va peut-être t'aider. En fait, la question de l'accessibilité est compliquée. Se lancer, ce n'est pas compliqué. Se lancer, c'est se dire, je prépare mon entrevue comme d'habitude. Comme pour une personne valide, il faut que mon recrutement soit un peu plus précis. Il faut que je trouve les bonnes personnes. Puis après ça, je me lance. Je passe à travers cette barrière de la peur pour cette première activité de recherche, c'est la première. Ne vous arrêtez pas à cette première-là. Faites des itérations sur vos activités de recherche. Non seulement sur les résultats de votre prototype, mais aussi pour vous, vos propres compétences. Qu'est-ce que j'ai appris en tant que chercheur ? Ça, c'est important en recherche la réflexivité. Qu'est-ce que j'ai appris en tant que chercheur durant cette activité-là ? C'est comme ça que je me suis perfectionné. Les personnes que vous allez rencontrer vont vous faire grandir en tant que chercheur.

Céline Bœuf : Quel que soit votre métier en lien avec le Web, formez-vous. Sensibilisez-vous. Intéressez-vous au sujet. J'ai envie de dire, arrêtez de nous mépriser ! C'est un peu violent, mais on a quand même très très souvent ce sentiment que quand on fait part de nos difficultés, la réponse en face c'est... “Ouais, ouais, mais on a d'autres trucs à gérer”.


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